Un texte contre l'oubli de Stéphane E. Roy
À l’occasion du mois de la sensibilisation à la maladie d’Alzheimer, l’acteur, dramaturge et réalisateur Stéphane E. Roy nous partage un extrait de son texte Les souvenirs orphelins meurent de ne pas avoir été racontés. Un texte contre l’oubli, dédié à ses enfants et en souvenir de son père décédé de la maladie d’Alzheimer.
Un texte extrait du texte de Stéphane E. Roy Les souvenirs orphelins meurent de ne pas avoir été racontés
Stéphane E. Roy est à la fois acteur, dramaturge et réalisateur. Il a étudié l’art dramatique à l’Université du Québec à Montréal. Comédien populaire autant connu au petit et au grand écran. Il mène parallèlement une fructueuse carrière au théâtre et sa pièce 9 Variations sur le vide a même été adapté au cinéma. Ses pièces Mars et Vénus, Me, Myself & moi-même, Ils se sont aimés, et Garçon! ont connu de grands succès
Papa est mort l’an passé, de la maladie d’Alzheimer.(2012)
Comme tout cela est étourdissant. Moi qui tranquillement, jour après jour, vous élève, mes enfants, pendant que les souvenirs de mon père me reviennent, plus clairs grâce à vous.
Alors que ceux de papa se sont lentement fondus dans l’oubli à jamais.
Il a tout oublié même les événements de sa propre vie, jusqu’au nom de son fils…
Mon père était devenu presque invisible.
Sans les souvenirs, il ne reste rien.
Au fil de sa maladie, la communication devenait de plus en plus ardue. Pour ne se résumer qu’à de légers signes de tête. Et puis finalement plus rien.
Je ne savais même plus s’il me reconnaissait.
J’oubliais chaque jour un peu plus le son de sa voix.
Je devais plonger dans mes vieux souvenirs et chercher à me remémorer son timbre en repensant à des situations particulières de mon enfance.
« Envoye, patine, Stéphane! Patine! »
Le déclin de mon père a commencé le jour où il a décidé de ne plus rien faire. Il avait choisi d’arrêter le dernier sport qu’il pratiquait avec passion et amour, le golf, trop orgueilleux pour supporter de voir encore baisser son pointage, à cause de sa cataracte.
À partir de là, sa situation s’est dégradée aussi rapidement qu’une voiture abandonnée.
Lors de mes visites à mon père au CHSLD, j’avais décidé, pour ne pas rester là silencieux à ne rien à faire, de lui raconter des souvenirs de nous deux, sans pourtant savoir s’il m’entendait ou s’il me comprenait, tant son état était critique.
Je voulais qu’il reste là, vivant, dans ma mémoire, comme pour combattre son amnésie à lui… Je voulais forcer les souvenirs à rester présents. Les obliger, même, à devenir de plus en plus précis, pour qu’ils se cristallisent dans ma mémoire, pour qu’au moins un de nous deux continue de porter notre héritage.
Pour que ce que nous étions ne meure pas.
Lui, devenait de plus en plus flou.
Parfois, quand je l’embrassais sur le front avant de partir, je percevais dans le fond de son regard, le temps d’un éclair, cette petite lumière, et enfin je revoyais mon papa comme il avait été quand j’étais petit.
Une lueur du passé, une lucidité passagère.
Mon petit papa d’amour.
En ces petits moments trop rares qui ne duraient que quelques secondes, j’espérais au plus profond de moi qu’il se souvienne de son fils. Qu’il produise un son, qu’il dise un mot dont l’écho résonnerait dans sa chambre.
Un seul mot.
Un mot qu’il avait pourtant si souvent répété...
« Stéphane! »
À la limite, qu’il me chicane comme quand j’étais enfant : « Stéphane, arrête de niaiser! »
Mais qu’il me nomme.
Qu’il reconnaisse son fils.
Son petit Stéphane…
Mais plus rien, plus jamais de Stéphane.
Parfois mes enfants, je vous emmenais voir votre grand-père. Je vous expliquais tout de sa condition et je voulais vous raconter sa vie pour que vous aussi soyez porteurs de son éternité.
J’ai réalisé qu’il me manquait de grands bouts de l’existence de mon père, que je ne lui avais pas posé assez de questions de son vivant, que j’aurais dû lui demander plus de détails sur son enfance, ses amis, son village, son travail, sa passion secrète pour la musique country, bref, sur sa vie.
J’ai réalisé qu’on ne se raconte pas assez nos souvenirs.
Stéphane E. Roy
Vous pouvez retrouver le texte intégral ici.